IDÉES

(R)évolution de la médiation numérique ?
Un petit billet en réaction aux tribunes et autres sorties, qui mettent en évidence à la fois les enjeux, les difficultés, les déceptions et les désillusions, mais aussi les opportunités d'un secteur qui se recompose à grand pas, à mi-chemin entre les stratégies de marques et les démarches plus anciennes. La cruelle absence d'un fond de doctrine faisant l'objet d'un consensus social, laisse libre court à des démarches hasardeuses qui risquent bien de se neutraliser au lieu de se compléter. Et final nous disions fût un temps: "prenez nos idées"... quand est-il aujourd'hui ?
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Partout en France, des « acteurs » agissent pour permettre aux citoyens, aux entrepreneurs, aux organisations, aux territoires de découvrir, d’entrer, de s’emparer, parfois affronter la société telle qu’elle devient: numérique.

Que ces « acteurs » se reconnaissent ou non dans cette terminologie, ils exercent un rôle de médiation numérique.

Ces « acteurs » le font dans des lieux très divers: espaces publics numériques, tiers-lieux, fablab, infolab, etc…

Ces « acteurs » le font sous des angles très différents : exclusivement numérique, parfois liés à d’autres approches: sociales, culturelles, éducatives, entreprenariales, parfois toutes…

Ces « acteurs » le font en proposant des services qui ne disent pas toujours leurs noms. Parfois dans un esprit de « service public », des fois sous forme de « services aux publics », plus rarement d’une « offre de services ». Le plus souvent ils rendent ces services sans avoir formalisé qu’ils étaient en train de le faire. Ils sont serviables.

Ces « acteurs » exercent 1000 métiers: médiateur numérique, écrivain public numérique, concierge de tiers-lieux, fabmanager, animateur multimédia, etc…

Ces « acteurs » se sont vus comme autant de protagonistes d’un service public, généreux, soucieux de l’inclusion de tous, répondant à une attente que les destinataires ne définissent pourtant pas comme un besoin (pas plus que la lecture et l’écriture n’étaient une exigence des citoyens à l’origine…). Mais voilà… les acteurs publics, n’ont pas souhaité qu’un tel service public existe. Et le combat politique pour l’obtenir n’a jamais démarré. Même pas une « mission de service public ». Alors ces acteurs ont fait la quête. Passant plus de temps attaché à la quête des moyens qu’à la quête de sens…

Ces « acteurs » sont multiples et ne se définissent pas. Ils sont partout, accompagnent depuis 15 ans ces changements. Et ils ne sont rien. Parce qu’ils ne sont pas une enseigne, parce qu’ils ne sont pas une marque. Et ils sont fatigués. Car ils n’ont jamais « pris soin » d’eux. Encore moins de ce qu’ils faisaient. Ça ne fait pas d’eux des héros. Juste des êtres communs habilités à se faire croquer et craquer.

Ces « acteurs » sont marqués par le numérique: son immédiateté, l’urgence de se ré-inventer, l’envie de faire réseau, la course à l’innovation, la découverte d’un autre monde, l’injonction au « démerdes-toi yourself » (DIY), autrement appelé auto-formation permanente, etc…D’autres pas du tout. Et sont restés bloqués à l’atelier word de 1999. Comme toute chaine de l’évolution les derniers arrivés sont souvent les prédateurs des espèces plus anciennes. Et Schumpeter nous raconte le reste.

Les bonnes intentions :

Parce que pétris de leurs bonnes intentions, parce qu’issus d’une culture de l’État-providence, parce qu’issus du dispositif Nouveaux Emplois / Nouveaux Services (dont le décret d’application jamais abrogé disait « si l’utilité sociale des services créés est démontré, il revient aux services de l’État et aux collectivités de trouver les moyens de leurs pérennisations. »), parce qu’entrepreneurs à l’échelle hyper-locale, ces « acteurs » sont les victimes collatérales d’une prévisible accélération du monde:

  • par leur énergie, ces « acteurs« ont fait connaitre et reconnaitre la transformation qui se joue maintenant: convaincus que la « société » leur est redevable pour cela, ces « acteurs » aspirent – à défaut de reconnaissance – que la « société » s’organise pour contribuer à la sauvegarde de leurs initiatives. Pas de bol, cela arrive au moment où la « société », autrement la puissance publique subit un effondrement de son « pouvoir d’agir ». Pire: quand un acteur public se reveille, il est bien rare qui soutienne l’acteur vieillissant qui défend depuis tant d’année les mêmes enjeux. Pas sexy, rien à inaugurer. Voire reconnaitre qu’on a mis beaucoup de temps à (ré)agir… un truc neuf, une marque neuve, c’est tellement plus rutilant…
  • par leur engagement, ces « acteurs » ont innové. Et gigoté. Beaucoup. Pour qu’on regarde leurs innovations. Mais ce ne sont pas forcément ceux qu’ils espéraient qui ont regardé. La génération suivante a regardé. Parfois les grands groupes aussi. Et tous autant qu’ils sont, ces « acteurs » l’espéraient. Ces « acteurs » voulaient convaincre, polléniser, diffuser. C’est fait. Et ces « nouveaux entrants » se sont « appropriés » la réflexion. C’est ce que ces « acteurs » voulaient. Mais les « nouveaux entrants » ont décidé de faire autrement. Avec leurs cultures. Plus efficace. Moins chers. Avec plus d’envergure. Et surtout bunkable. Du qui s’inaugure, du qui permet de communiquer, du qui peut convaincre, du qui affiche de la marque, qui est suffisamment clair et sexy pour attirer pêle-mêle financeurs, investisseurs, partenaires publics. Le pot de miel.
    Ces « acteurs » voulaient changer le monde. On investit pas dans le changement du monde. Même plus la puissance publique. Alors vous pensez, les autres. Changer le monde ne produit pas de rendement. À quoi bon investir dans ce cas pour un investisseur. Il n’empêche… 15 ans à montrer et démontrer les choses, pour que d’autres s’en emparent : tout le monde ne le vit pas bien… et plus grave: celles et ceux qui espéraient en vivre sont confrontés à l’efficacité insupportable de ces pots de miel. Et ces « acteurs » crient au scandale quand certains (plus malins) font payer les démarches innovantes 1000 euros/jour quand leurs créateurs ne gagnent pas cela dans le mois…
  • par leur éthique, ces « acteurs » se trouvent confrontés à leurs propres limites: ils voulaient mettre leurs idées en biens communs. C’est fait. D’autres en font usages. Tant mieux. Mais le rejet de toute réflexion stratégique (c’est sale) les confrontent désormais à la limite du système: comment collecter et redistribuer les richesses et les valeurs produites ? Sans ce point de détail, l’espace des communs devient un simple espace de prédation.

Le défi qui s’annonce :

Il serait idiot, contre-productif et suicidaire d’opposer « nouveaux entrants » et « historiques ».  Tous à leur manière veulent faire avancer les choses.
Ce qui serait souhaitable c’est de pouvoir construire une alliance.
Ce qui est plus faisable c’est de comprendre ce qui nous différencie et ce qui peut nous rassembler.
Ce qui est déterminant c’est de comprendre plusieurs choses:

  • ce qui différencie les « nouveaux entrants » des « historiques » c’est que les premiers n’ont pas seulement intuité ce qu’ils allaient faire, mais comment ils allaient entreprendre pour le faire: ils ont ajouté à la spontanéité de l’initiative, l’exigence de l’ingénierie de projet. Ils restreignent, déterminent, mesurent, livrent. A priori à ce stade, rien d’incompatible. Ethiquement et opérationnellement. Juste une marche.
  • ce qui différencie également les « nouveaux entrants » des « historiques » c’est qu’ils mobilisent des investisseurs. Les « historiques » aussi. Ces « acteurs » passent même leur vie à chercher du pognon. Explicitement ou en loucedé. Explicitement avec leurs quêtes permanents du bout de subvention. En loucedé en utilisant aides à l’emploi et autres indemnités chômage voire pratique ultra-libérale du « temps qui ne se compte pas » pour conduire leurs actions. Ce faisant, ils se transforment alors en mécène de leurs propres précarités. Qu’importe! Ils changent le monde. Les « nouveaux entrants » eux, lèvent des fonds. Pas juste de quoi conduire telle ou telle action, comme le font les « historiques ». Non. Ils montent des « business plan ». Et alors ils peuvent tenir. Communiquer. Démontrer leur concept. Le déployer. Être à une échelle visible et lisible. On ne doit pas les envier. Juste observer ce qui peut être vertueux. Et ce qui est toxique.
  •  ce qui différencie les deux c’est l’échelle de temps: les « historiques » recherche du « qui dure ». Les nouveaux entrants du « qui marche ». La question est donc de connecter les deux.
  • enfin, il y a ceux qui font réseau en essaimant. D’autres qui font réseau en trouvant tous les compagnons de galère. Va falloir montrer autre chose si on veut séduire…

Le défi qui s’annonce est donc simple: construire l’articulation entre l’économie numérique et la médiation numérique.

  1. Il ne s’agit pas de faire la quête auprès des acteurs de l’économie numérique: ça c’est le boulot de l’État et ça porte un nom: la fiscalité. Et aux plus motivés de faire ce qu’il faut pour imaginer la fiscalité à l’ère numérique. Car sans redistribution des richesses, point de missions de service public liées au numérique. On a su inventer les taxes parafiscales sur les blockbusters pour financer le cinéma art et essai, c’est juste une question de volonté politique. Or faut pas compter qu’il apparaisse tout seul par l’opération du Saint-Esprit. À bon entendeur…
  2. Il ne s’agit pas non plus de faire la quête auprès des acteurs publics dont on peut constater de post en tweet, tout le bien que la « communauté » des « acteurs » en pensent. Il faut juste traiter d’égal à égal. Et revendiquer d’être une opportunité et non être résumé à un « centre de coût ». À nous d’être audibles, lisibles, crédibles.
  3. Il s’agit en revanche de construire des stratégies de coopérations économiques. Cela ne peut se faire que si nous portons des modèles économiques. Et notamment des modèles de revenus. Cela passe aussi par le fait de pouvoir fixer la valeur des services que nous rendons. Et de réfléchir, regarder et observer qui peut être le tiers-payeurs des services rendus. (C’est par exemple tout l’objet du projet #APTIC – www.aptic.fr – ). Et c’est la capacité à mettre en commun les richesses produites (et pas que les richesses du savoir) qui nous permettra de vérifier si oui ou non, nous relevons de l’Économie sociale et solidaire. Parce qu’il ne suffit pas de mutualiser nos déficits pour se revendiquer de l’ESS. Ce qu’il faut c’est démontrer que l’on est capable d’entreprendre autrement. Mais cela suppose d’entreprendre. Pas juste dire que nous sommes « autrement », « autre chose », « autre part ».
  4. Il s’agit enfin de montrer que les valeurs économiques produites font que ces « acteurs » sont autant d’acteurs de développement économique et même de relocalisation de l’emploi sur les territoires, que le taux de mortalité est bien plus faible que dans les startups, que l’emploi produit est paradoxalement plus important, finalement plus frugal en moyens publics, plus durable et non délocalisable…

Mais tout cela a un prix:

Cela suppose de remettre en cause beaucoup de choses:

  1. le fait que chacun dispose de sa petite boutique dans laquelle il est le roi et qui attend que le monde s’organise autour de la qualité incontournable de son projet.
  2. la certitude que son modèle est le bon et que les autres, « oui mais tu comprends nous on fait pas la même chose« 
  3. les cohortes de petites baronnies locales
  4. la manière dont nous entreprenons.
  5. la manière dont nous conduisons nos actions, sans rien mesurer.
  6. la capacité à mobiliser nos propres équipes sur les changements de métiers et de manière de faire les choses.
  7. nos manières ambigues de prétendre faire du « bien commun » de manière finalement très libérale (pseudo-bénévolat, para-militantisme, auto-entreprenariat, etc…)

Cela suppose aussi un risque: dénaturer ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons.

Et des résistances. Légitimes ou non. Mais réelles. Car peut-être que nous ne le souhaitons pas, que nous ne le pouvons pas, que nous ne serons pas assez rapide, et que beaucoup resteront sur le carreau. Et peut-être que nos propres troupes ne peuvent « tenir » face à la hauteur de la marche à franchir.

Mais peut-être aussi que nous allons ré-inventer notre modèle, qu’il n’y a pas de fatalité à l’ubérisation de notre secteur, et peut-être que nous saurons être à la hauteur de nos prétentions éthiques et idéologiques, tout en les (ré)conciliant avec une efficacité économique et sociale.

Ces « acteurs » c’est vous, c’est nous. Moi, je les appelle « acteurs de la médiation numérique ». (et peu m’importe le concours de naming).
Comme dans tout système vivant, nous pouvons nous éteindre. Et il n’y aura pas grand monde pour s’en émouvoir…

Alors qu’avons-nous à perdre ? On s’y colle ?

Pour celles et ceux qui le souhaitent, il faut maintenant prendre position : parce que l’enjeu dépasse finalement nos seules histoires individuelles

 

 

 

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